Des fourmis capables de miracle statistique sous ondes GSM? (Pepijn van Erp)

Dans le précédent article, traduit à partir du blog de Pepijn van Erp, on y parlait d’une autre expérience douteuse concernant les ondes GSM et la santé, faite à l’ULB par Cammaerts et al. Pepijn van Erp a jeté un œil à cette étude et a écrit un article sur le sujet dans son blog, « Ants Performing Statistical Miracle under GSMPhone Radiation?« , publié le 18 février 2013. En voici la traduction ci-dessous.

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Une start-up des Pays-Bas a eu l’occasion de faire la promotion de leur produit dans un programme d’informations de la radiodiffusion publique nationale: un nano-film destiné à protéger les utilisateurs de téléphone portable des rayonnements dangereux. La firme a également fait des tests sur des fourmis, montrant que les rayonnements sont effectivement dangereux. Ces tests se sont basés sur une recherche menée par une chercheuse belge, et les données semblent trop belles pour être vraies.

Une info remarquable retirée

Un téléphone portable avec le nano-film miracle, soi-disant capable de transformer un rayonnement

Un téléphone portable avec le nano-film miracle, soi-disant capable de transformer un rayonnement « chaotique » en rayonnement harmonique.

Le 3 janvier 2013, les téléspectateurs du programme d’informations NOS op 3 ont pu voir une émission à propos d’une compagnie new tech du sud des Pays-Bas. Cette compagnie, Brainport Biotech Solutions, a développé un nano-film qui, appliqué sur un téléphone portable, devrait protéger ses utilisateurs des rayonnements nocifs. Sur le site web de la compagnie, le concept est étayé par un tas d’absurdités pseudo-scientifiques: le matériau est capable de modifier « les rayonnements chaotiques en une configuration cohérente (harmonique) d’ondes de fréquences choisies ».

La raison principale que j’ai trouvée pour expliquer comment les journalistes ont pu prendre cet homme d’affaires au sérieux, c’est qu’il a présenté une recherche scientifique qui avait montré des effets désastreux des rayonnements GSM sur les fourmis. La recherche en question a été menée par Marie-Claire Cammaerts, une chercheuse senior de l’Université Libre de Bruxelles. J’avais déjà lu un peu sur le sujet en Juillet 2012, mais c’était maintenant l’occasion d’aller plus en profondeur. Ce que j’ai trouvé n’était pas joli, et pas à cause de la santé de ces pauvres fourmis.

Conditionnement de fourmis avec et sans rayonnement GSM

L’article en question est Cammaerts, M.-C., De Doncker, P., Patris, X, et al., (2012). GSM 900 MHz radiation inhibits ants’ association between food sites and encountered cues. Electromagn. Biol. Med. 31: 151-165. Des recherches précédentes de Cammaerts avaient montré qu’il était possible de conditionner des fourmis à répondre à des repères visuels et olfactifs. Apparemment elle a trouvé intéressant de voir ce que les rayonnements GSM pouvaient avoir comme effet sur ce type d’entrainement des fourmis.
L’expérience a été faite avec six colonies de fourmis (Myrmica sabuleti Meinert 1861), conservées sur un plateau en plastique, des tubes en verre en guise de nid. Pour le conditionnement, les fourmis ont reçu de la nourriture dans un cube vert (repère visuel) ou bien elles étaient entourées de petits morceaux de fenouils (repère olfactif). Le principe est que les fourmis apprennent à associer la couleur ou l’odeur avec les endroits où la nourriture se trouve.

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Pour vérifier le progrès de conditionnement des fourmis, des tests étaient faits à intervalles réguliers. Un test consiste à placer une fourmi dans une branche d’un appareil en forme de Y (voir image ci-dessus), et à enregistrer dans quelle branche du Y elle s’engage, soit une branche marquée (par le repère visuel ou olfactif) soit une branche non marquée. L’idée générale de ce test est qu’avant conditionnement, les fourmis n’ont pas de préférence pour l’une des deux options. Le conditionnement (sans source de rayonnements) augmente la probabilité que les fourmis choisissent la branche marquée, tel que montré par Cammaerts dans l’étude précédente.

Les résultats remarquables de la présente étude suggèrent que le conditionnement n’a pas lieu sous rayonnement GSM. Les résultats principaux sont donnés en deux tables. Ci-dessous, j’ai remis celui traitant des repères visuels (une arche verte sur une branche de l’appareil en forme de Y). En réalité, l’expérience a été faite avec les deux repères « entremêlés ». L’effet est évident: sous rayonnement GSM, on n’observe pas de conditionnement, et lorsque les rayonnements sont absents, il y a bien conditionnement comme dans l’étude précédente.
Il y a eu quelques critiques de cette expérience lorsqu’elle parut dans les médias belges (Juillet 2012).  Le professeur agrégé  de l’Institut Scientifique de Santé Publique, Luc Verschaeve, a fait vérifier les conditions de l’expérience par un technicien, qui a suggéré que le bruit ou le vent provenant du ventilateur dans l’appareillage qui émettait les ondes GSM pourrait être la cause de la perturbation du conditionnement. Mais je pense qu’il y a quelque chose de plus fondamentalement erroné dans cette expérience.

Table 2 dans l'article de Cammaerts et al.

Table 2 dans l’article de Cammaerts et al.

Un miracle statistique?

Chaque données dans les cases du tableau ci-dessus est le résultat de 20 tests consécutifs sur des fourmis sélectionnées aléatoirement à partir de la même colonie à un moment donné. Les chiffres représentent le nombre de fourmis, lors des 20 tests, qui ont choisi la branche du Y marquée du repère (visuel en l’occurrence). Mon gros problème avec ces résultats est que la variance entre les moments d’observation et entre les colonies est bien inférieure à ce à quoi on s’attendrait.

Permettez-moi d’expliquer ceci: le choix d’une fourmi avant conditionnement, ou dans des circonstances empêchant le conditionnement, peut être vu comme un lancer pile ou face. Disons que « face » est le choix pour la branche marquée. Dans le tableau, les chiffres représentent donc le nombre de « faces » en 20 lancers consécutifs. Des mesures ont été prises pour s’assurer que les fourmis ne pouvaient pas « sentir » le trajet choisi par les fourmis précédentes, donc on peut considérer chaque test individuel comme indépendant.
Si nous regardons le premier bloc de 36 cases de la table 2 (après « Controls »), nous avons 36 résultats, avec un minimum de 8 et un maximum de 11. Les données sont similaires dans la table 1. C’est extrêmement improbable. Si l’analogie du lancer pile ou face est pertinente, la probabilité de ne pas obtenir un résultat inférieur à 8 ou supérieur à 11 en 72 lancers est d’environ 7.7 x 10-16.
Ou bien les fourmis sont capables de faire des miracles statistiques sous l’influence d’ondes GSM ou bien les chiffres sont sous l’influence d’un biais des observateurs, et pourraient même avoir été complètement inventés. Il est vraiment difficile d’imaginer d’autres explications (j’ai pourtant essayé, voir ci-dessous).

Biais ou pire?

La façon dont les données ont été enregistrées laisse pas mal de place à l’interprétation (ou la manipulation). Ce n’est pas la branche du Y dans laquelle la fourmi s’est finalement retrouvée qui a été enregistrée comme son choix, mais bien la première direction prise au croisement, vers la marque ou non. Du coup, si une fourmi se dirige en direction de la marque verte (dans le cas du repère visuel), son choix est enregistré comme « branche marquée », même si ensuite elle faisait demi-tour immédiatement et s’engageait dans l’autre branche non marquée. Comme le test n’était pas fait à l’aveugle par les observateurs, et comme les fourmis d’une colonie étaient toutes testées l’une après l’autre, il est assez facile de diriger les observations vers le résultat « voulu » au moment de l’expérience.
Pire encore, l’article dit ceci à propos de la collecte des données:

Notez que les observations ont été faites par le premier auteur afin d’éviter, pour les co-auteurs, des problèmes de santé à cause de l’exposition aux ondes.

Le fait que Cammaerts ait été la seule à collecter les données n’est pas rassurant du tout. L’argument qu’elle avance est risible: de quel danger parle-t-elle? L’intensité des rayonnements était censée être égale (voire inférieure) aux niveaux auxquels on serait soumis simplement en marchant dans les couloirs en-dehors du laboratoire.

Le journal de publication ne montre aucun intérêt à vérifier la possibilité d’une fraude scientifique

J’ai blogué sur le sujet dans Klopdatwel, une semaine après que NOS ait retiré l’info (ils ont reconnu qu’il s’agissait de mauvais journalisme), mais j’ai décidé que je ne m’arrêterais pas là. J’ai écrit un e-mail à l’éditeur de Electromagnetic Biology and Medicine, le professeur Henry Lai, dans lequel j’ai fait part de mes préoccupations à propos de l’article. (Après un rappel la semaine suivante) il a répondu qu’il « a lu l’article avec attention et pense qu’il s’agit de recherches bien menées ». Il n’a manifestement pas pris la peine de réfléchir à mes objections sur les statistiques. Je lui ai suggéré de consulter un statisticien, au cas où il ne pouvait lui-même comprendre les détails. Je n’ai plus eu de nouvelles de sa part.
Jetons aussi un bref coup d’œil à autre chose dans l’article. Bien que ce soit d’importance tout à fait minime, il est assez particulier de trouver les lignes suivantes, concernant la façon dont les auteurs ont simulé des conditions réelles d’un rayonnement GSM:

Une telle particularité ne se trouve pas tous les jours dans un texte scientifique. Les éditeurs et/ou relecteurs n'ont-ils rien vu?

Une telle particularité ne se trouve pas tous les jours dans un texte scientifique. Les éditeurs et/ou relecteurs n’ont-ils rien vu?

Prof. Lai dit avoir lu l’article avec attention, mais si ni lui, en tant qu’éditeur, ni les relecteurs n’ont relevé la chose, j’ai des doutes sur la façon dont ce journal vérifie les articles. C’est inquiétant, parce que Prof. Lai est aussi responsable des Research Summaries of the BioInitiative 2012 (L’article de Cammaerts et al. est mentionné dans ces rapports). Plusieurs organisations respectables ont déjà critiqué les conclusions de BioInitiative dans le passé, et si d’autres articles similaires continuent de faire partie de ces rapports, ceux-ci deviennent des sources d’informations encore moins fiables quand il s’agit des effets des champs EM sur la santé .

Dans une interview vidéo (en français), Cammaerts explique que son article a été refusé par deux journaux européens avant d’être accepté par Electromagnetic Biology and Medicine. Elle insinue que les refus sont dus au fait que ses résultats ne vont pas de le sens de ce que d’autres scientifiques et les politiques voudraient nous faire croire, que les rayonnements GSM ne posent aucun risque.

Le message clé de l’article ne semble pas être la perte de la capacité d’apprentissage sous rayonnement GSM, ceci dit. Une partie de l’article décrit l’état atroce dans lequel sont plongées les six colonies après l’expérience. Les fourmis « ont montré des signes d’ataxie locomotrice », « la quantité de nourriture ingérée a diminué pendant l’exposition aux ondes », « les larves avaient un développement perturbé » et « de nombreux adultes (ainsi que la reine) ont été trouvés morts à la fin de l’expérience ». Quelques citations du même cru:

Les effets des rayonnements GSM 900 Mhz sont évidents.

Manifestement, l’adaptation à une exposition électromagnétique est impossible.

Conclusion 7: De plus, six impacts physiologiques des rayonnements GSM 900MHz ont été observés (mais non quantifiés car inattendus). Ces effets étaient liés au mouvement des fourmis, à leur nutrition, et au développement de leurs petits.

Si c’était vrai, ce serait un résultat inquiétant. Au lieu de tenter une réplication de l’expérience, dans laquelle on évaluerait comment les fourmis se portent sous ondes GSM (sans s’encombrer du conditionnement et des tests pour le vérifier), avec des contrôles adéquats, Cammaerts se lance dans des expériences plus compliquées, où elle mesure la longueur, la vitesse et la « courbure » des trajectoires des fourmis (lien: pdf). Je me demande pourquoi.

Adapté de mon blog original sur Klopdatwel.nl: Mieren gestoord door GSM?

Expérience de pensée
Comme il n’y avait que 20-30 fourmis fourragères par colonie à chaque fois, on peut raisonnablement penser que certaines fourmis ont été choisies plusieurs fois. Est-ce que ça pourrait être la raison de cette variance trop faible? J’ai joué un peu avec cette idée. Supposons que les fourmis ait une préférence innée pour le vert ou, au contraire, évitent cette couleur (pro-vert et anti-vert). Et supposons par exemple que la colonie 6 comporte 23 fourmis, dont 11 pro-vert et 12 anti-vert. En sélectionnant 7 fois (groupe contrôle inclus) 20 fourmis au hasard parmi les 23, on pourrait assez bien retrouver les chiffres du tableau. En incluant également les autres colonies, le tableau général n’est pas si improbable que ça (pour ces 42 cases).
Mais cette idée ne tient pas si on regarde aussi les autres tables et surtout elle dépend des prémisses hautement improbables qu’il existe une telle préférence innée et que celle-ci soit divisée équitablement dans chaque colonie. Et si on veut absolument conserver cette idée, il faudrait alors conclure que les rayonnements GSM protègent les fourmis d’une modification de leur préférence innée.

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Bonne année!